SAINT JOHN COLTRANE EN EXTASE
Pour Rita qui demandait des raisons d'espérer :
en voici au moins une.
Une fois encore, sans prévenir, John Coltrane est ravi au ciel en extase.
Il n’y a plus de saxophone ténor à ses lèvres, mais un arbre de vie
: dans ses branches les anges du ciel cueillent des fruits et les lui
tendent.
Frère Coltrane s’est démesurément allongé, son corps et ses
notes se contorsionnent selon la spirale qui l’entraîne vers le haut et
celle par laquelle la beauté redescend vers ses frères. La chapelle en
est presque emplie.
Ça l’a pris d’un coup, alors qu’ils étaient réunis, pendant que les cors anglais, les saxophones et le tuba de ses compagnons entonnaient "Greensleeves", une bluette de la renaissance anglaise, un madrigal sentimental.
Alas, my love, you do me wrong,
To cast me off discourteously.
For I have loved you well and long,
Delighting in your company.
Une belle communauté, en vérité : frère Dolphy, frère Hubbard sont emplis de sainteté eux aussi. Mais c’est frère Coltrane qui a brusquement décollé, juste après avoir exposé le thème. Les autres tentent de le suivre comme ils peuvent mais ils savent déjà qu’ils ne pourront pas.
Greensleeves was all my joy
Greensleeves was my delight,
Greensleeves was my heart of gold,
And who but my lady greensleeves.
Des traits d’une lumière insoutenable foudroient frère Coltrane et
ressortent par ses stigmates en paquets de notes qui ne paraissent
dissonants qu’à ceux qui ne perçoivent pas que le monde entier s’y
concentre.
De "Greensleeves" il ne reste rien ou presque : la
ritournelle a disparu en éclats brûlants, désintégrée par sa propre
vérité, la vérité que seul frère Coltrane a su voir et sortir de son
puits de mièvrerie. Clairvoyance surnaturelle.
Un dernier éclair, un
dernier do, presqu’un contre-ut qui aurait pu ravir Coltrane au ciel,
comme le prophète Élie son char de feu. Mais non, il préfère rester
parmi nous. Il redescend, même. La lévitation s’interrompt brusquement
et il retombe harmoniquement au sol, dans les graves vibrants de
chaleur. À la batterie, frère Elvin Jones donne le signal : frère Mc
Coy Tyner va recueillir frère Coltrane dans ses arpèges. La voix douce
de son piano masse le corps endolori de son maître. Elle lui répète
aussi tout ce qui est sorti de sa bouche : frère Coltrane est épuisé,
il ne se souvient de rien. C’est douloureux, l’extase. Mais frère Mc
Coy sait apaiser les douleurs de frère Coltrane. Il était là, juste
derrière, ébloui, transporté de joie lui aussi, il n’en a rien perdu.
Your vows you've broken, like my heart,
Oh, why did you so enrapture me?
Now I remain in a world apart
But my heart remains in captivity.
Tout se calme, à présent. Une grande paix les envahit. À la contrebasse, frère Reggie Workman avec son humilité et son intelligence de contrebassiste, n’a cessé de s’occuper de tout. La chapelle est nettoyée : le repas attend au réfectoire.
Greensleeves was all my joy
Greensleeves was my delight,
Greensleeves was my heart of gold,
And who but my lady greensleeves.
Et puis ça le reprend. Une nouvelle fois, une lumière indicible sort
de sa bouche. Il remonte dans les airs, les anges avaient oublié de lui
dire quelque chose, sûrement.
Nouvelle crise de glossolalie : les
assistants sont renversés sur le sol par des vagues de joie. Une
nouvelle explosion dans les aigus. Cette fois-ci même frère Mc Coy et
frère Workman sont projetés. Le souffle coupé, entraînés dans l’extase
de frère Coltrane, ils parviennent sans transition à des sommets si
inaccessibles qu'on y peut à peine respirer. Trop haut, trop froid,
trop lumineux. Tout n’est plus que cristal. Les âmes expulsées du corps
se sont dissoutes dans un dernier aigu, elles se recomposeront en
descendant, le saxophone de frère Coltrane saura les ramener sur terre
sans les briser, dans une émanation de beauté hurlante, là, tout
doucement cependant, secouées mais entières (plus que jamais peut-être).
I have been ready at your hand,
To grant whatever you would crave,
I have both wagered life and land,
Your love and good-will for to have.
Frère Elvin Jones, imperturbable, prêchant sa caisse-claire,
exaltant ses cymbales, sermonnant sa grosse caisse, continue lui de
diriger tout ça.
Diriger, oui. Remettez le morceau au début et concentrez-vous sur la batterie.
Elle
a l’air de jouer autre chose depuis le début, la batterie. Frère Elvin
donne toujours l’impression de s’être trompé de morceau.
Pendant que
frère Coltrane est en extase, frère Elvin, un sourire lumineux sur les
lèvres, le regard absent, tient la communauté dans sa douce main de
fer. Il n’observe même pas son compagnon qui lévite : il sait déjà où
il est et où il va. Il sait déjà tout, frère Elvin. Ses baguettes
magiques connaissent les routes que dévale frère Coltrane, et les
ponts, les collines et les sept cieux même. Il a déjà tout ça avec lui,
les étoiles dans ses cymbales, le vent dans ses balais de
caisse-claire, les montagnes dans sa grosse caisse.
Frère Elvin se confond avec les cieux que parcourt frère Coltrane en extase.
Où
que parvienne frère Coltrane dans son ascension céleste, frère Elvin
l’y attend déjà. Frère Elvin n’a plus besoin de parcourir les cieux.
Frère Elvin ne parcourt plus rien. Frère Elvin n’est plus en mouvement.
Voilà, c'est fini. Reprenez-vous. Respirez. Ça vous a fait
mal ? C’est normal. On ne s’approche pas impunément d’une telle lumière.
On va le remettre quand même. 9’57. Vous devriez pouvoir tenir.
Allez, on reprend. On reviendra plus tard à nos moutons.
NB. Ce texte fut initialement publié sur ce blog.