LA MORT DE LUPE VÉLEZ
Elle s’appelait María de Guadalupe Villalobos y Vélez : un nom si beau qu’elle n’eut même pas besoin de chercher un pseudonyme pour percer à Hollywood dans les années 20 à 40.
Elle était née vers 1908 à San Luis Potosí, au nord-est de Mexico. Sa mère était chanteuse d’Opéra selon certaines sources, putain selon d’autres. Vues les mœurs pas seulement mexicaines de l’époque, la frontière entre les deux métiers serait sans doute difficile à établir. Son père était colonel. N’allez pas pour autant imaginer le rejeton d’une vieille lignée chevaleresque : à cette époque de troubles révolutionnaires, au Mexique, on commençait «campesino» dans les champs de maïs, puis on rejoignait la soldatesque pour parvenir très rapidement au grade de colonel. Juste avant d’être fusillé.
En 1921, sa mère l’envoya dans un couvent de San Antonio, au Texas. Les nonnes avec leur habituel mélange de sadisme et de mièvrerie achèveront-elles de la rendre intraitable ? En attendant, son père mort et sa mère s’étant débarassée d’elle, elle se retrouva en prison, ou presque, dans toute la solitude d’une enfant de treize ans qu’une religieuse tatillonne et autoritaire accueille à l’entrée d’un couvent.
Peu de temps après elle était à Hollywwod où le producteur de Laurel et Hardy la laissa apparaitre dans l’espace laissé libre entre le gros porc et la petite asperge ; après tout c’était un début… Suivirent des films aujourd’hui oubliés qui permirent à Lupe de se faire une manière de carrière. Son nom apparaissait sur les affiches juste derrière celui de l’acteur principal, qui n’était jamais Errol Flynn, certe, mais enfin elle avait du succès, y compris et surtout dans la presse où ses amours chaotiques faisaient plus que ses films pour sa célébrité.
Collectionner les amants ou les admirateurs c’est une manière
d’assurance contre l’abandon ; on compense la qualité introuvable par
la quantité.
Ça allait aussi avec le personnage : aujourd’hui
encore, dans les codes hollywoodiens, la brune plus ou moins tropicale
incarne les passions refoulées que les wasp n’osent ressentir que sous
forme de vice secret. Et à l’époque les acteurs étaient fortement
encouragés à vivre comme ils apparaissaient dans leurs films. C’est
ainsi que Bela Lugosi avait fait décorer sa maison de toiles
d’araignées et dormait dans un cercueil. Ces lubies, entretenues par la morphine que les producteurs
par ailleurs lui fournissaient, faisaient une excellente publicité. Un acteur ça se presse comme une orange
de Californie…
Mais une petite mexicaine qui exige qu’on la baise bien et qu’on
l’aime encore mieux, ça fait peur, même et surtout aux bellâtres
préposés dans les années 30 à titiller la libido des épicières du
middle-west qui fréquentent le cinéma de leur ville.
Il faut dire
que Lupe exagérait parfois un peu. Avoir peur de perdre son homme est
une chose, lui labourer les joues en hurlant avec des ongles qu’elle
avait plutôt longs en est une autre, si veule fût-il dans l’alcôve.
Gary Cooper jeta l’éponge, ne pouvant décemment espérer maintenir son
statut de star avec des cicatrices sur le visage.
Avec Tarzan elle dut se dire que ça allait marcher, enfin. Il était grand blond et fort, il avait été champion de natation, il sautait dans les lianes avec des clameurs animales… Mais Johnny Weissmuller renonça lui aussi, après avoir tout de même tenu cinq ans. Les chiquitas sont autrement plus coriaces que les guenons.
Et puis le temps passant, les scénarios devinrent de plus en plus mauvais. La série des « Mexican Spitfire » ne lui permettait que de se parodier elle-même : elle était écrite pour ça. Peut-être avait-elle espéré une vraie consécration, oubliant qu’elle était une métèque mexicaine et qu’en fait de reconnaissance se faire sauter par Gary Cooper était ce qu’elle pouvait espérer de mieux.
Lupe vit donc la gloire et les hommes disparaître au fil frénétique
d’une existence qu’elle sentait déjà en déclin. Elle savait que la
fortune les suivrait bientôt. Alors plutôt que de ne plus être aimée en
vie, elle décida de continuer de l’être dans la mort.
Quand on est
vamp, il est facile d’être aimée : on pose en robe fourreau fendue,
lamé argent, le regard pâmé, le sourire innocent et les dents
carnassières. La méthode est éprouvée : elle met tous les hommes à vos
pieds.
À vingt-quatre images par seconde ça donne un
vingt-quatrième de seconde d’amour total et absolu. Mais pas plus.
Alors elle décida d’arrêter la pellicule et de fixer l’image : un
vingt-quatrième d’éternité.
Il fallait que la mise en scène fût superbe : le décor de style «hacienda»
kitsch fut rempli de fleurs grasses et odorantes, elle avait commandé des
plats mexicains qu’elle avait fait venir de Tijuana. Elle était parée et
resplendissante : la maquilleuse, la coiffeuse et l’habilleuse s’étaient
surpassées. À trente-six ans une jolie femme est à l’apogée de son charme.
Le banquet fut grandiose et dura fort tard, les invités et les figurants étaient aux anges.
Après avoir salué le départ des derniers convives depuis un balcon
en fer forgé, elle renvoya les domestiques et se retira dans sa
chambre. Là aussi la direction artistique était irréprochable :
tentures et candélabres, grands vases de tubéreuses, lumière tamisée et
mystérieuse... Elle avala le contenu du tube de Seconal disposé sur la
commode par l’accessoiriste et prit la pose sur le lit en vérifiant le
drapé de sa robe à l’intention des photographes qui la trouveraient le
lendemain matin après l’appel à la police de la femme de chambre : le
cliché, à n’en pas douter, allait être somptueux.
Seulement voilà : tout ça n’était dans le script.
Le Tabasco, la tequila et le Seconal mélangés à hautes doses, ça se
marie mal avec l’odeur des tubéreuses: ça vous révulse les estomacs
les plus aguerris. Mais comme il était hors de question de gâcher la
photo en vomissant sur le lit, elle se leva, tituba jusqu’à la salle de
bain et vomit soudain par terre, sur le carrelage.
Faisant un pas de
plus, elle glissa dans la flaque aigre et violacée de frijoles et chili con carne
mêlés de la mousse blanchâtre formée par les comprimés de Seconal
(revoyant sa vie en un éclair, revivait-elle les séquences de slapstick
tournées avec Laurel et Hardy ?) et dans sa chute sa tête heurta
violemment le bord du lavabo.
Assommée sur le carrelage de la salle
de bain ça pouvait encore faire une bonne photo : en changeant de
focale on recadrait sur le visage « livide mais paisible », avec sur le
front un filet de sang noir qui se confondrait avec les mèches de
cheveux. Un bon retoucheur se chargerait d’éliminer les filets de
vomissures sur les lèvres et le menton. C’était moins glamour mais on
pouvait faire quelque chose de «romantique et tragique» : ça se vend bien aussi.
Mais ce script était si
mal fichu que sa tête rebondit sur le bord du lavabo et alla
s’encastrer dans la cuvette des water où María de Guadalupe Villalobos
y Vélez, souillée et puante, mourut noyée dans dix centimètres d’une
eau sale qui faisait couler son maquillage en trainées noirâtres.
Virez-moi cette ordure de scénariste et revenons à nos moutons !
NOTES :
Certains biographes prétendent
qu’elle se suicida pour ne pas voir sa carrière brisée par la
révélation de sa grossesse alors que le père de l’enfant qu'elle portait, l’acteur
Harald Maresch, refusait de l’épouser. Je n’y crois guère : Hollywood à
l’époque devait grouiller de médecins complaisants, aptes à règler ces
petits soucis. L’idée que son éducation catholique lui ait fait préférer
le suicide à l’avortement me laisse également sceptique.
Cette page
prétend que l’histoire de la mort de Lupe Vélez est une légende urbaine
et qu’on l’a bel et bien trouvée, comme elle l’avait prévu, sur son
lit. Il va sans dire que la véracité de l’anecdote est le cadet de mes
soucis.