TROIS DÉMÉNAGEURS, UNE VALISE ET UN CAMION (une histoire sans morale évidente)
Ils arrivèrent au petit matin. Les deux plus grands
portaient des caisses en carton encore pliées et le troisième, plus freluquet,
un sac rempli de rouleaux d’adhésif marron.
Comme
des prestidigitateurs qui font disparaître leur assistante vêtue d’un justaucorps
à paillettes dans une de ces boîtes de bois peintes faites de panneaux montés
sur charnières qui se plient et déplient avec des «clac» sonores, ils commencèrent
à déplier les caisses et à faire disparaître toutes nos affaires.
Implacablement, avec des gestes
sûrs, ils ouvraient les placards dont le contenu, livres, bibelots,
vaisselle, vêtements, coussins, utilitaires, souvenirs, objets
oubliés, disparaissait comme avalé par un trou noir. L’adhésif scellait
la caisse et le bruit de crécelle du dévidoir rythmait les opérations.
En
quelques heures tous les objets qui encombraient notre petit trois
pièces avaient été escamotés. Ne restaient que les caisses au milieu
du salon, qu’ils descendirent bientôt par l'escalier. Puis plus rien. Sur le
plancher des papiers, des bouts de ficelle, des sacs en plastique, des
lambeaux d’adhésif et de papier journal.
Je
signai quelques papiers, un chèque,puis les trois déménageurs montèrent à bord
du camion que nous regardàmes s'éloigner dans l’avenue, hébétés comme après
le passage d’un ouragan. À cet instant je pensais que ce camion contenait
à peu près tout mes biens et que s’il venait à brûler dans un accident, j’aurai
tout perdu. Nous avions souscrit une assurance auprès de la société de déménagement
pour couvrir ce risque, et je me surpris à trouver que,somme toute, la perspective
de tout perdre et repartir de zéro pourvu d’une confortable indemnité, n’avait
rien de désagréable.
Ayant
laissé les clés de l’appartement à la concierge nous suivîmes le camion
quelques mètres avant de bifurquer dans une petite rue où se planta
soudain devant moi un homme déjà mûr, grand et maigre, le visage prématurément
vieilli par l’angoisse et le chagrin, qui me demanda une pièce. Ses
vêtements étaient usés mais propres.
Je
fouillai mes poches sans penser, coutumier que j’étais du fait, quand il
éclata en sanglot : «j’ai tellement honte, dit-il, c’est la première fois
que je fais ça».
Il
n’osait pas prononcer le terme «mendier» comme s’il lui était devenu
obscène (de même que les pudibonds ne disent pas «faire l’amour» mais
«faire la chose»), comme s’il espérait éviter de reconnaître qu’il
venait en cet instant, là, devant moi, de franchir la ligne au-delà de
laquelle il allait désormais être un proscrit. «J’ai tout perdu,
poursuivit-il, je dois 80 francs à l’hôtel, là-bas», il désignait le
haut de la rue, «ils ont gardé ma valise». J’imaginai l’hôtel en un
instant : une petite porte d’entrée entre deux devantures, un couloir
plus qu’un hall avec un vieux tapis, peut-être un fauteuil de
moleskine défoncé, et le bureau de la réception sous l’escalier, gardé
par un salopard qui devait déjà se demander s’il récupérerait ses 80
francs en vendant le contenu de la valise à un fripier. Et lui que je
devais soutenir par les épaules tant il tremblait en sanglotant «j’ai
honte ! j’ai tellement honte!»
Ma compagne qui comprend tout s’était déjà précipitée à un distributeur. Nous pûmes lui donner 200 francs. Nous avions peu de superflu à l’époque. Et nous ne sommes pas assez généreux pour partager le nécessaire. On devrait pourtant, je sais.
Je tenais l’homme dans mes bras en lui répétant : « s’il vous plait, n’ayez pas honte, ce n’est pas à vous d’avoir honte ». Nous lui laissions de quoi récupérer sa valise, peut-être dormir une nuit de plus dans un lit, si miteux soit-il. Après…
Autrefois il était fréquent et admis qu’un jeune homme fût au bordel y perdre son pucelage. Les putes, dit-on, pensaient que les puceaux portaient bonheur : elle leur faisaient un traitement de faveur. Un extra gratis. Un jour un inconnu m’a choisi pour perdre son pucelage de déchéance. J’ai fait la pute : il a eu droit à un extra. Qu’est-ce que vous auriez fait, vous ?
Il s’éloigna enfin dans la rue, vers le haut, vers
l’hôtel, la tête baissée (on sentait qu’il n‘était pas prêt de la
relever). Alors je repensai au camion rempli qui s’était éloigné dans
l’avenue, puis à cette valise séquestrée dans un hôtel minable.
Abasourdis nous poursuivîmes notre chemin en silence.
C’est
une histoire que j’essaye de ne pas oublier. Je ne me sens coupable de
rien, comprenez-moi. La faim dans le monde ne m’a jamais coupé
l’appétit, ni les gens qui dorment dans la rue le plaisir d'être
dans mon lit. Disons que je me sens tenu à ne pas l’oublier parce que
c’est sans doute cela, en somme, ce que je peux faire de mieux pour cet homme. Et
pour moi-même peut-être.
Quand je repense à lui, je
repense aussi à une époque où tous mes biens tenaient dans une petite
malle. Avec un peu de regret. On est possédé par ce qu’on possède,
disent les arabes.
Mais revenons à nos moutons.