FLUX MIGRATOIRES
C’est un petit square dans un quartier aisé : tout autour sont des immeubles chics et propres gardés par des concierges sourcilleux. Les voitures en stationnement, les boutiques qui vendent des vêtements et des meubles d’un goût irréprochable, tout y exprime la satisfaction d’avoir « fait sa place » et atteint grâce au travail et une bonne apréhension des tendances du moment, une confortable aisance.
Dans le square, des enfants dont les vêtements sont choisis pour s’accorder parfaitement à la voiture, c’est à dire à leur parents, c’est à dire à leur classe sociale, jouent sous la surveillance émue de nounous qui viennent toutes de l’autre côté d’une mer ou d’un océan. Aucun d’entre eux n’est ici avec sa mère ou son père : ce détail me frappe.
En les regardant, j’esquisse mentalement ce curieux schéma :
il y a devant moi, jouant sous les acacias malingres, des enfants aimés de femmes qui ne sont pas leurs mères. À
côté, assise sur un banc, se trouve la femme qui les aime et qui ne
peut plus aimer ses propres enfants parce qu’elle a dû les abandonner
pour aller dans un pays lointain travailler et gagner de quoi les
nourrir. Plus loin, dans des bureaux climatisés, il y a leur mère
qui ne peut prendre soin d'eux parce qu’il faut qu’elle travaille pour
payer la femme qui les aime. Et enfin, beaucoup plus loin, il y a des enfants dont la mère est partie, par amour, aimer d’autres enfants.
Quelle trame mystérieuse tissent donc à la surface du monde les trajectoires de ces amours déviées de leur objet ?
Mais revenons à nos moutons.