MATIÈRES PREMIÈRES, CORPS DÉTACHÉS (avec instructions de montage)
La logique économique pure conduit au cannibalisme.
Ernst Jünger
Vous partez en voyage dans un avion de ligne. Vous vous présentez dans un aéroport, au comptoir d’enregistrement. Après une attente patiente on vérifie votre identité, votre passeport et votre billet. Si ces documents sont assez convaincants, on admettra que vous êtes vous, celui qui figure sur la liste.
Vos bagages estampillés sont engloutis par un tapis roulant comme une longue langue sombre, et disparaissent dans des intestins mécaniques inconnus au long desquels il seront triés et examinés, parfois même éventrés. La sécurité, la vôtre, le justifie. Vous allez du reste subir un parcours analogue.
Vous êtes face à des uniformes : devant vous se trouve une table, et sur cette table différentes boites dans lesquelles vous abandonnerez tous ces colifichets qui vous accompagnent, ces petites choses auxquelles vous donnez plus ou moins de valeur sentimentale : votre montre, votre stylo. Vous enlèverez aussi votre ceinture. Vous n’êtes pas un criminel en puissance : vous êtes l’arme possible du crime. Il faudra vous dénuder pour prouver le contraire.
Dépouillés de ce qui pourrait ressembler à une bombe, c’est à dire à peu près tout ce que vous portiez de métallique, vous subissez une fouille corporelle dont la portée est laissé à l’appréciation d’un consciencieux fonctionnaire dont on souhaite qu’il imagine le plus tard possible que la bombe ait pu être avalée. Il doit bien y avoir quelque part quelqu’un qui prépare un explosif qui se déclenche grâce à une réaction chimique avec les sucs gastriques.
Pendant que le fonctionnaire procède, ne bougez pas, faites ce qu’on vous dit. Tout se passera bien.
Vous êtes à présent une pièce de plus dans une machine appelée “avion”. Votre corps est intégré à sa mécanique. Vous êtes une de ses pièces, vous avez réussi les contrôles de qualité, une défaillance est apparue improbable. Placé sur le siège qui vous est attribué, attaché, vous devrez bouger le moins possible. (Un comble de prévenance vous proposera des films pour vous en passer l’envie.)
Mais votre corps lui-même peut également être démonté. Chacun de vos organes pourra bientôt être changé et remplacé.
Considérez-vous dans un miroir et pensez que tout ce qui vous caractérise, le visage dont quelqu’un, peut-être, a rêvé, les mains avec lesquelles vous caressez, les doigts avec lesquels vous mangez, ce ventre qui se tord quand vous avez peur, tout cela peut être tranché d’un coup de bistouri sec, arraché avec un bruit de viande hachée que l’on malaxe dans la sauce, conservé dans des sacs de congélation (en plastique avec fermeture à glissière), transporté dans des glacières métalliques, vendu, échangé...
Vos cellules sont en vente presque libre. Vous êtes cultivable en laboratoire.
On vous a dit que personne n’est indispensable, que vous pouviez tout juste prétendre à être utile, et vous l’avez accepté.
À présent vous n’êtes même plus unique.
Vous êtes un conglomérat remplaçable que l’on pourra à tout moment défaire et refaire et dont les éléments pourront être dissociés, exploités, reproduits, et distribués, pour des besoins qui n’ont pas à être discutés. Il faut “sauver des vies” (ce prétexte à tout y compris à en supprimer) c’est à dire élaborer d’autres conglomérats analogues au vôtre. Simple question de compatibilité, de même qu'un programme est "compatible".
Vous n’êtes plus. La science vous a dissout. Vous êtes recyclable.
Vous croyiez être un aboutissement et un commencement, le fruit d’une lignée et le germe d’une autre. Mais quand vous concevrez un enfant, on le placera dans l’azote liquide et son développement sera stoppé pour qu’il ne serve plus qu’à prélever des cellules qui serviront à reconstituer des corps (que l’on placera dans des avions). Ou bien on le réimplantera. Dans votre corps, ou dans un autre. Peu importe, ça n’est qu’une matière première.
Que manque-t-il donc pour qu’on cultive les enfants à des fins alimentaires plutôt que thérapeutiques ?
Qui a démonté mes moutons ?