GREGORIO N’A PAS DE CHANCE (un fait divers misérabiliste)
Le village s’appelle El Real de San Vicente, sur le versant sud de la sierra de Gredos, pas très loin de Tolède. Comme tous les villages de la région, il est morne : les maisons sont petites et mal construites avec des matériaux peu onéreux et de mauvaise qualité. Les rues sont défoncées et les façades couvertes de cables parce que ça coûte trop cher de les enterrer.
Les alentours sont austères. Des montagnes pelées, des semis de blocs granitiques, les hivers sont glacials, les été torrides, et la végétation si rare sur les sommets pourtant peu élevés que ne subsistent guère que la pierre et le vent. Les couleurs restent ternes tout au long de l’année, il n’y a que peu de ces feuillages dont les couleurs accompagnent le cycle des saisons. Pas de ces grands arbres à l’ombre fraîche dont les nuances de vert indiquent plus sûrement qu’un calendrier l’approche de l’automne à ceux qui savent les observer. Ici les arbres sont tordus. Ils doivent lutter pour s’arracher à la terre avare.
Il y a la mairie, quelques bars, une caisse d’épargne, une boulangerie, des habitants qui se connaissent tous. De visiteurs jamais. On les regarde avec un peu de curiosité. Dans ces villages, celui qui n’est pas d’ici n’existe guère : il est une apparition, comme un vol d’oiseaux migrateurs. Les quelques mille habitants de El Real de san Vicente sont d'ici depuis des générations. Ici on est toujours le fils de quelqu'un qui était le cousin d'un autre.
Les soirs d’été, quand la chaleur se fait plus supportable, on sort pour aller papoter avec les voisins qui ont placé quelques chaises sur le pas de leur porte. L’hiver on reste chez soi à cause du froid. Il n’y a pas de demi-saison, ou si peu.
Les gens ne sont pas riches mais ils se rappellent souvent que leurs ancêtres ont été infiniment plus démunis. Le plat typique de la région est une soupe consistant en morceaux de pain dur bouilli avec de l’ail. Les vieux se rappellent encore du “sustanciador”, l’heureux propriétaire d’un jambon qui vous laissait moyennant quelques pièces le plonger un instant dans la marmite pendant la cuisson.
Dans une des petites maisons mornes d’El Real de San Vicente vit Gregorio, un homme qui n’a pas de chance.
Une maison comme celle de Gregorio ne comporte en général qu’un étage. Les pièces sont minuscules et il est fréquent que les chambres n’aient pas de fenêtres mais s’ouvrent sur une pièce commune, comme une alcôve. Les murs sont blancs et il y a peu d’ouvertures pour conserver la fraicheur en été et la chaleur en hiver. Il y a des images pieuses au mur, et des photos de familles encadrées d’argent ouvragé et placées sur des napperons. Les meubles sont en imitation de bois et les carrelages en imitation de marbre. Le canapé du salon est en moleskine et, avec la télévision, il en occupe la presque totalité. Peut-être y a-t-il aussi au mur quelques assiettes décorées. Et un calendrier.
Gregorio a 59 ans. Il était chauffeur de car mais à présent il est retraité. Il vit au village avec une partie de sa famille : sa mère, sa femme et son fils David. Il a aussi deux filles, Eva et María, qui sont parties vivre à la pas très grande ville, à trente kilomètres au sud, sur les bords du Tage qui à cet endroit n’est ni large ni profond.
Jusqu’à l’année dernière. Gregorio s’occupait aussi de sa soeur qui souffrait d’une grave maladie rénale. Il l’accompagnait chaque semaine à l’hôpital pour sa dialyse. Elle est morte l’an dernier. C’est ça qui est dur quand on s’occupe de grands malades : ils finissent quand même par mourir. Au fond c’est sans espoir.
Gregorio est resté avec sa mère, sa femme et son fils.
Sa mère a 91 ans et souffre de la maladie d’Alzheimer. Elle ne reconnait plus grand monde. Il faut la déshabiller le soir, l’habiller le matin, la baigner et la laver, lui rappeler son nom, vérifier qu’elle n’est pas partie sans rien dire, avec son regard vide, dans les rues de El Real de San Vicente ou plus loin encore, sur la route. Gregorio fait tout ça, sans une plainte. Il l’emmène se promener, faire les courses. Il parle peu. Les voisins comprennent.
Gregorio fait aussi la cuisine et le ménage parce que sa femme a les jambes tordues d’arthrose, sombres et noueuses comme des ceps de vigne. Elle peut à peine bouger et le moindre mouvement lui arrache des gémissements. Elle ne sort donc jamais et je ne serais guère étonné que la maison de Gregorio aient été de celles ou la télévision reste allumée du matin au soir.
Son fils David a 27 ans. Il a travaillé chez le boucher du village mais il n’a de passion que pour la mécanique. Alors Gregorio lui a monté un petit atelier. Mais il n’y a que peu de motos à réparer à El Real de San Vicente. Au reste, David, dépressif, est incapable de travailler et il passe ses journées enfermé, son pauvre esprit errant dans les brumes médicamenteuses. Il ne peut donc pas non plus aider son père. Gregorio s’occupe de tout. Sans une plainte.
Eva et María vivent loin, à présent. Dans la pas très grande ville elles occupent l’appartement de leur tante morte l’an dernier. María a 22 ans et elle travaille dans un hypermarché, ramasse des caisses, range les rayonnages. Elle doit porter une blouse aux couleurs de son employeur, et des chaussures qui ne fassent pas mal aux pieds parce qu’elle est debout toute la journée. Eva et elle partagent un appartement. Eva a 25 ans et elle est retardée mentale. Elle ne travaille pas, sa soeur s’occupe d’elle.
Il y a quelques semaines, son médecin, à qui Gregorio avait déclaré souffrir de nausées et vertiges, a demandé quelques examens qui lui ont permis de diagnostiquer une tumeur au cerveau. Non, Gregorio n’a pas de chance.
Pourquoi une hache ? Gregorio a-t-il pris la première arme qu’il avait à portée de main ? Ou bien avait-il besoin de tuer à grands gestes, comme on donne des coups de machettes pour tenter de sortir de la jungle inextricable dans laquelle on s’est enfoncé et perdu, comme on fait des moulinets avec les bras pour sortir de l’étang dans lequel on est en train de se noyer ?
Gregorio a tué sa mère, et sa femme, et son fils aussi. Puis il a pris sa voiture et s’est rendu chez ses filles. María est aujourd’hui dans le coma, mais la hache s’est cassée et Eva ne souffre que de quelques coupures au cuir chevelu. Gregorio s’est jeté par la fenêtre de l’appartement de ses filles. Neuf étages, aucune chance.
Eva est toute seule, maintenant. Son petit esprit faible devra assimiler l’image de son papa essayant de lui planter une hache dans le crâne.
Je ne vois vraiment pas quel enseignement tirer de cette histoire.
On achève bien les moutons.
Note.
N'ayant, je l'ai déjà dit, aucune imagination, je serais bien incapable d'inventer un telle histoire. Au reste, si un romancier ou un scénariste s'y était aventuré, on l'aurait accusé d'en faire trop. Je l'ai lue ici.